«La mort est la limite extrême de toutes choses» Horace, Epîtres, 1
A moins d’être enclin à philosopher, on se contente de prendre la vie comme elle vient quand tout se passe à peu près bien, et on préfère ignorer le problème embarrassant du but et de la signification de l’existence. Bien que nous soyons tout disposés à accepter intellectuellement que l’homme, en général, n’est que le résultat, dû au hasard, d’un processus évolutionnaire long et complexe, et que chacun d’entre nous, en particulier, doit d’être au monde à l’instinct de procréation de ses parents et – du moins l’espère-t-il – à leur volonté de l’avoir, lui, pour enfant, je ne pense pas que cette expication rationnelle soit vraiment convaincante en ce qui concerne nos sentiments. De temps en temps, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander ce que peut bien être le but (s’il en existe un) de la vie pour les êtres humains. Mais il ne s’agit certainement pas d’un problème qui nous tracasse beaucoup en temps ordinaire.
En période de détresse, cependant, le problème de la finalité de la vie, ou de sa signification, s’impose à notre conscience. Plus l’expérience est pénible, plus la question se pose avec insistance. Il est significatif, sur le plan psychologique, que nous commencions à nous inquiéter du sens de la vie au moment où nous sommes désemparés par des épreuves pénibles : notre recherche d’une réponse, en effet, a un but précis. Nous avons l’impression qu’il nous suffirait de saisir le sens profond de la vie pour comprendre aussitôt la véritable signification de notre souffrance – et incidemment de celle des autres – et que nous pourrions alors répondre à cette question brûlante : pourquoi nous est-il infligé, pourquoi devons-nous la subir ?
Si, à la lumière de notre compréhension de cette finalité, notre souffrance nous apparaît justifiable, ou en constitue une partie essentielle, alors, notre affliction, en tant qu’élément intégrant du grand dessein de la vie, prend elle-même tout son sens et devient plus supportable.
Aussi grande que puisse être notre douleur physique, elle devient plus tolérable quand on est assuré de survivre à la maladie qui l’a causée et d’obtenir finalement la guérison. Le pire des calvaires est adouci dès que l’on croit que l’état de détresse est réversible et qu’il aura certainement une fin. La pire des calamités devient supportable si on peut envisager sereinement sa disparition. Seule la mort est absolue, irréversible, définitive; et tout d’abord la nôtre, et aussi celle d’autrui. C’est pourquoi l’angoisse de mort, si elle n’est pas adoucie par une foi solide en une vie future, dépasse en profondeur toutes les autres angoisses. La mort, cette ultime négation de la vie, pose avec la plus extrême acuité le problème de la signification de l’existence.
Le sens de la mort et celui de la vie sont si inextricablement enchevêtrés que, si la vie semble avoir perdu toute signification, le suicide apparaît comme une solution fatale. Les tentatives de suicide permettent de mieux comprendre encore ce rapport étroit. Très peu de suicides sont inspirés par le désir de mettre un terme à une douleur insupportable qui élimine toute chance de jouir de la vie, et dont les causes sont définitivement irréversibles. Le plus souvent, les suicides sont la conséquence de la conviction inébranlable que la vie a perdu totalement et irrémédiablement toute signification. D’après mon expérience avec des suicidaires, je pense que la majorité des suicides sont des tentatives destinées à avorter et qui, par malheur et accidentellement, réussissent.
L’immense majorité des tentatives de suicide sont des appels au secours désespérés émanant de personnes qui voudraient bien être capables de vivre. Ces tentatives doivent être prises au sérieux, car si le secours n’arrive pas, le suicidaire peut fort bien mettre un terme à sa vie. Ce qu’il lui faut, pour pouvoir continuer, et la réaction qu’il essaye de susciter, c’est l’occasion de retrouver la signification de sa propre vie.
La tentative de suicide est donc le plus souvent une supplique déchirante adressée à une personne qui peut être réelle ou imaginaire mais qui est toujours affectivement significative. La réponse de cette personne très précise au geste suicidaire devrait démontrer clairement, et d’une façon convaincante, que sans l’ombre d’un doute, et contrairement à la peur du désespéré, sa vie a un sens. La demande plus ou moins explicite inhérente à la tentative de suicide est en général que cette autre personne, par son action, prouve qu’elle est prête à tout faire, non pas, comme on le croit trop souvent, pour prévénir toute autre tentative, mais pour donner un sens à l’existence du désespéré, en lui montrant que sa vie est extrêmement importante pour l’être dont il attend du secours. Le suicidaire, se sentant important au niveau le plus profond, pour cette personne unique, retrouve un sens à sa vie et renonce à la mort.
La signification de la vie est ainsi le seul antidote certain à la recherche délibérée de la mort. Mais, en fonction d’une dialectique très étrange, c’est la mort qui confère à la vie son sens le plus profond, le plus riche.
Il est pratiquement impossible d’imaginer ce que pourrait être la vie si elle n’avait pas de fin; comment elle serait ressentie, comment on la vivrait et ce qui lui donnerait tout son sel. Les cultures qui croient à la réincarnation désirent par-dessus tout que la chaîne des identités successives ait une fin; d’autre part, chaque existence distincte a également sa conclusion précise. S’il a existé des civilisations qui croyaient aux avantages d’une vie illimitée, il semble qu’elles n’aient pu l’imaginer que sous l’aspect d’une répétition éternelle des évènements quotidiens qui leur sont familiers ou d’une existence sans problèmes, sans changements et sans remise en question.
Les poètes eux-mêmes ont les plus grandes difficultés à décrire une existence paradisiaque qqui ait autre chose à offrir qu’une béatitude éternelle. Qu’elles qu’aient pu être l’expérience existencielle de ceux qui croyaient à la vie éternelle et leur conception de ce que pouvait être la vie au-delà de la mort, une existence où rien ne change jamais nous paraît dépourvue d’intérêt. Ainsi, c’est la nature limitée de la vie – bien que nous n’aimions pas l’envisager et que nous ayons peur de mourir – qui donne à notre existence son caractère unique et nous porte à savourer au maximum chaque instant que nous passons sur cette terre.
L’homme doit lutter pour découvrir le sens de la vie et de son caractère fini; cette quête lui permet de maîtriser sa peur de la mort, qui définit non seulement sa religion, mais aussi une bonne part de ce qu’il apprécie le plus dans sa culture et le style de sa vie personnelle. L’homme a essentiellement affronté la fatalité de la mort de trois façons différentes : en l’acceptant ou en s’y résignant, l’ensemble de la vie n’étant qu’une préparation à la mort et à ce qui est supposé lui succéder; en la niant; et en s’efforçant de la maîtriser momentanément.
Pendant les siècles où le christianisme a déterminé la vie de l’homme occidental, celui-ci a tenté à la fois d’accepter la mort et de la nier. C’est le refus qui, en grande partie, a rendu possible l’acceptation; en effet, seule la croyance en une vie éternelle dans un autre monde a permis à l’homme d’accepter que, sur cette terre, il ne soit jamais qu’un mort en sursis.
Plus tard, quand une conception rationnelle et scientifique du monde a fait son apparition, la foi en l’au-delà s’est effondrée. L’acceptation et la résignation sont alors apparues moins évidentes car, dès le début, elles avaient été fondées sur le refus. Dans l’ambiance de ce nouvel âge de raison, plus impliqué dans l’ici et maintenant de ce monde que dans l’autre, la bonne vie sur la terre devait être assurée, pensait-on, par le progrès social, économique et scientifique.
En même temps, la croyance largement répandue selon laquelle le but ultime de la vie est de gagner le salut et, grâce à lui, la vie éternelle, a subi un changement radical : le salut a été remplacé par le progrès – tenu pour illimité – qui devait donner à la vie sa principale signification.
En accordant son entière confiance à ce que le progrès peut réaliser, l’homme a cherché plus que jamais à se libérer de la terreur de la mort. La science allait vaincre la maladie, reculer les limites de la vie, la rendre plus sûre, moins pénible, plus satisfaisante. A cause du déclin de la foi, le refus de la mort par la promesse religieuse de la vie éternelle s’est amenuisé et a été remplacé par le souci de reculer l’heure de la mort. L’homme ne peut s’inquiéter de trop de choses à la fois; une angoisse chasse facilement l’autre. En concentrant son attention, et tout aussi bien ses anxiétés, par exemple sur le cancer et les agents anti-cancérigènes, la pollution, etc., il s’arrange pour repousser l’angoisse de la mort à l’arrière-plan de son esprit, à tel point qu’il parvient pratiquement à la nier.
Comme on peut raisonnablement supposer que le problème du cancer sera résolu un jour ou l’autre, la foi dans le progrès semble avoir prouvé qu’il était capable de s’opposer à l’angoisse de la mort; en effet, on accorde une telle importance à la lutte contre le cancer qu’on ne se demande même pas ce qui provoquera la mort de ceux qui, aujourd’hui, meurent de cette maladie. Les innombrables vogues médicales remplissent le même rôle : elles essayent de refouler l’angoisse de mort en consacrant l’énergie mentale – et souvent l’énergie physique – à la prolongation de la vie, pour que les pensées relatives à sa fin ne puissent pas permettre à l’angoisse de mort de parvenir au niveau de sa conscience.
Pour le reste, l’homme occidental, afin de se cacher l’angoisse de la réalité de la mort, a eu recours à des euphémismes scientifiques lénifiants et moins menaçants. Comme l’angoisse est un phénomène psychologique, l’angoisse de mort est devenue une forme particulière de «l’angoisse de séparation» ou de la «peur de l’abandon». Des expressions de ce genre, nées de la confiance en un progrès illimité, suggèrent que les remèdes propres à la peur de l’abandon finiront par être trouvés. Et ils le seront très probablement pour la séparation temporaire, mais certainement pas pour la séparation définitive. En appliquant le même concept à la fois à des évènements réversibles et irréversibles, aux sentiments qu’évoquent la séparation temporaire et la séparation éternelle, on établit un rapport de similitude entre l’évènement irréversible et l’évènement réversible.
Mais toutes les défenses psychologiques que l’homme oppose à l’angoisse se sont brisées chaque fois qu’une catastrophe inattendue a provoqué soudainement la mort d’une grande quantité d’individus dans un temps très court. Le premier de ces désastres sur lequel nous sommes bien renseignés est sans doute la Peste Noire du XIVè siècle. A la suite de cet évènement, une image poétique de l’angoisse de la mort s’imposa au monde occidental : la vie n’était rien d’autre qu’une danse macabre.
Le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en 1755 et provoqua de lourdes pertes humaines fut généralement ressenti comme un cataclysme qui remettait sérieusement en cause la sagesse et la bienveillance de Dieu (ou du moins de la compréhension qu’on en avait). Ce doute privait les hommes de la croyance qui, jusque-là, leur avait permis d’écarter l’angoisse de mort et avait donné un sens à leur passage sur terre.
Dans le passé, il s’agissait surtout de catastrophes naturelles : épidémies, séismes, inondations, incendies gigantesques qui furent considérés en leur temps comme des holocaustes. Quand une guerre dévastait des villes et des pays, on parlait d’un fléau divin, de même que pour les désastres naturels; et, en ces temps religieux, on redoublait d’efforts pour accomplir la volonté divine, pour apaiser Sa colère par une dévotion accrue.
Tout a changé. Au XXè siècle, la maîtrise de l’homme sur les catastrophes naturelles est devenue plus efficace que jamais. Mais, en même temps, il est devenu la victime malheureuse de cataclysmes dus à sa propre main, plus dévastateurs encore que les désastres naturels qui l’avaient plongé dans une peur panique de la mort pendant les siècles précédents. Qui plus est, les progrès des sciences et de l’organisation rationnelle de la société, sur lesquels l’homme avait compté pour se défendre contre l’angoisse de mort et pour donner un sens à la vie, procurèrent les outils d’une destruction radicale que l’on n’aurait jamais cru possible.
La défense moderne contre l’angoisse de mort – la croyance aux bienfaits illimités du progrès – fut sérieusement sapée à la base par la Première Guerre mondiale et ses suites. Cette guerre amena Freud à penser que la mort, dans notre esprit, est une force aussi puissante et qu’elle détermine tout autant nos actions que notre amour de la vie. Malheureusement, il situa cette importante notion dans le cadre d’une théorie comparable à son concept antérieur de la libodo (l’instinct sexuel, ou les pulsions de vie) et il proposa une pulsion de mort théorique. En réalité, ce n’est pas une lutte entre les pulsions de vie et de mort qui gouverne la vie de l’homme, mais une lutte des pulsions de vie contre le danger d’être écrasé par l’angoisse de mort. En bref, il existe une peur omniprésente de l’anéantissement qui menace de s’insinuer d’une façon destructive si on ne parvient pas à la maintenir fermement sous le contrôle de notre conviction des valeurs positives de la vie.
Cette notion a acquis toute sa force beaucoup moins par le fait de la Deuxième Guerre mondiale (qui était essentiellement la suite de la Première) que par les camps de concentration, avec leurs chambres à gaz, et par la première bombe atomique. On s’est alors trouvé en présence de la réalité implacable d’une mort écrasante, celle des individus (mais chacun doit l’affronter tôt ou tard, et bien que cela ne soit pas facile, la plupart des hommes s’arrangent pour ne pas être anéantis par la peur de leur dernière heure) et surtout d’une mort inutile et prématurée. Les massacres démentiels des chambres à gaz, le génocide, la dévastation d’une ville entière par le largage d’une seule bombe, tout cela est devenu le signe de l’impuissance des défenses de notre civilisation contre la réalité de la mort. Non seulement le progrès n’a pas su préserver la vie, mais encore il a détruit des millions d’êtres humains avec une effiscience qui jusque-là n’avait jamais été atteinte.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Auschwitz et Hiroshima ont montré que le progrès, par l’intermédiaire de la technologie, a permis aux pulsions destructives de l’homme d’atteindre une forme plus définie et infiniment plus dévastatrice. C’est le progrès vers une organisation sociale toute puissante qui a rendu possible Auschwitz, ce résumé de la cruauté organisée de l’homme contre l’homme.
Extrait de « Survivre », Bruno Bettelheim