L’amour de soi : quelques pensées sur l’orgueil naturel

L’orgueil[1] est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens.

Rien n’est si impétueux que ses désirs; rien de si caché que ses plans, rien de si habile que ses conduites : ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations dépassent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie…

Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions; il vit partout et il vit de tout, il vit de rien; il s’accommode des choses et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine … 

Enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre.

Quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer, et lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite…

L’orgueil est le plus grand de tous les flatteurs.

Il est inséparable de l’intérêt, de la vanité, enfin des passions en général. L’intérêt est l’âme de l’orgueil, de sorte que comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même, l’orgueil séparé de son intérêt, n’entend, ne sent et ne se remue plus…

L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé.

L’orgueil, lui, est égal dans tous les hommes, et il n’y a de différence que dans les moyens et dans la manière de le mettre au jour.

Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

Enfin, quelque bien qu’on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de nouveau ! et on aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler...

La Rochefoucauld

(tiré des Maximes)

Proverbes 16/18 : « L’orgueil va devant la ruine, et l’esprit hautain devant la chute ».

Proberbes 13/10 : « Ce n’est que de l’orgueil que vient la querelle, mais la sagesse est avec ceux qui se laissent conseiller ».

Psaume 19/13 : « Garde aussi ton serviteur des péchés commis avec fierté (ou : des orgueilleux); qu’ils ne dominent pas sur moi: alors je serai irréprochable, et je serai innocent de la grande transgression ».

2 Corinthiens 12/20 : « Car je crains que, quand j’arriverai, je ne vous trouve pas tels que je voudrais, et que moi je ne sois trouvé par vous tel que vous ne voudriez pas, et qu’il n’y ait des querelles, des jalousies, des colères, des intrigues, des médisances, des insinuations, des enflures d’orgueil,… »


[1] L’auteur emploie le synonyme “l’amour-propre” dont l’expression remplaçait à son époque ce que nous définissons aujourd’hui par le mot “orgueil”

3 comments On L’amour de soi : quelques pensées sur l’orgueil naturel

  • vraiment…. bien dit!

  • Quelqu’un a écrit que l’orgueil ne réussit jamais mieux que quand il se couvre de modestie .. ça peut être très subtil .

    Il n’y a que cette divine nature en nous pour briser notre orgueil et le Saint Esprit nous aide à discerner ce qui motive nos paroles, nos actions .. aussi « reluisantes » et honorables soient elles ..

  • Oui, le sujet de l’orgueil est inépuisable … Je ne sais plus qui a dit que si on pouvait faire entrer tout l’orgueil du monde dans un placard, il ne resterait personne pour fermer la porte …

    La génération précédente a beaucoup prêché sur l’orgueil, aujourd’hui c’est moins le cas. C’est un message à deux tranchants : il faut être effectivement avertis et enseignés à ce propos, mais j’ai vu aussi les dégâts des excès de ce message, qui pousse parfois les gens à se déguiser, à masquer et à cacher.
    Ceci dit, la vision de l’orgueil de La Rochefoucauld (qu’il appelle « l’amour propre ») est tout à fait savoureuse. Elle nous aide à sourire de nous-même, et à nous prendre moins au sérieux.

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