«Joseph vit ses frères… mais faisant comme s’il était un étranger pour eux, il leur parla rudement et leur dit. Vous êtes des espions! – Non, mon seigneur, nous sommes de braves gens…» Gen. 42. 7-11.
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Bien des années plus tôt, les onze fils Jacob avaient vendu leur frère Joseph comme esclave, pour se débarrasser de lui, par jalousie.
Or il se trouve qu’une famine persistante les poussa un jour à se rendre en Égypte pour acheter de quoi survivre. Là, Joseph est devenu le gouverneur des biens de Pharaon, administrateur de toute l’Égypte.
En voyant ses frères, Joseph les reconnut; mais faisant comme s’il était un étranger pour eux, il leur parla rudement et leur dit: «D’où venez-vous ?» Ils répondirent: « Nous venons du pays de Canaan pour acheter des vivres. »
Joseph ne se fit pas connaître et les accusa durement: «Vous êtes des espions!» Dénégations des visiteurs désespérés : «Non, mon seigneur, nous sommes venus pour acheter des vivres; nous sommes de braves gens! » Décidément, la mémoire des hommes est étrangement superficielle. Elle erre à l’extérieur de leur vie et y recueille pas mal de motifs de satisfaction. Aussi loin que porte notre regard d’homme, s’étend la plaine de notre honnêteté, la paisible surface de notre bonne conduite. Nous sommes de braves gens! Mais oui; seulement, qu’est-ce qui dort au fond de l’eau ? Qu’est-ce qu’il y a d’enseveli dans le sous-sol de notre existence ? Qu’est-ce qu’il y a là-bas, très loin, hors de la portée des mémoires humaines et des regards humains ? Ruben, Siméon, Juda, Lévi, vous ne vous souvenez pas ? Non. C’est dommage. Il le faudrait pourtant. Cela est indispensable. Sinon, que puis-je faire pour vous ? C’est pourquoi je vais vous mettre en prison. J’aurais bien voulu vous épargner cette épreuve; mais puisqu’il n’est pas d’autre moyen…
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Le processus de repentance
Alors Joseph fait enfermer ses frères, sous le faux prétexte de l’espionnage, et sans leur dire la vraie raison. Car il faut que leur mémoire, d’elle-même, se réveille dans l’épreuve. Il faut que «ces braves gens» descendent un peu au fond d’eux-mêmes.
Les voilà donc en prison. Ce qu’ils attendaient de pire, à savoir qu’on leur refuse du blé, n’était rien à côté de ce qui leur arrive. Tout tourne au plus mal. On imagine le désarroi de «ces braves gens», le même que le nôtre devant la guerre : «Nous n’avions pas besoin de cela encore, comme si la vie n’était pas déjà assez dure. Nous voici privés de la liberté comme des criminels, accusés injustement, exposés à la mort. Ah ! nous n’avions pas mérité cela ! Le seigneur de ce pays est d’une injustice révoltante. Nous ne sommes pas des espions. Nous sommes d’honnêtes gens !»
Et ils ont raison. Ils ne sont pas des espions; et à tout autre point de vue que celui du seigneur de ce pays, ils sont en effet «de braves gens». J’imagine que leur première journée en prison s’est passée à ruminer sur l’injustice du gouverneur qui les avait châtiés, et à penser que si Dieu existait, il ne permettrait pas de pareilles choses. La seconde journée, leur indignation étant quelque peu tombée, un cri, peut-être, a retenti tout au fond d’eux-mêmes, une voix infiniment lointaine, complètement oubliée et pourtant si connue : La voix du sang de ton frère… – Quoi ? – Dites, braves gens, vous n’aviez pas un frère autrefois ? – Ah ! cette vieille histoire, mais ça ne compte plus, qu’est-ce que tu vas chercher là ? C’est oublié depuis longtemps. S’il fallait s’embarrasser toute sa vie de cette affaire !
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La mémoire de la conscience
N’empêche que le coup est porté et qu’avec une rapidité fantastique : la vieille affaire du fils bien-aimé de leur père, dont ils s’étaient débarrassés, est remontée du fin fond de l’histoire pour envahir leur conscience et devenir là, dans cette prison (là, dans ce temple), des dizaines d’années plus tard, (des centaines d’années plus tard), la brûlante, la terrible actualité de leur vie.
Et alors, quand après trois jours Joseph les fait sortir de prison, ils ne disent plus : «Nous sommes de braves gens». Mais, ô miracle! ils disent tout autre chose: « Vraiment, nous sommes punis à cause de notre frère. Car nous avons vu l’angoisse de son âme quand il nous demandait grâce, et nous ne l’avons point écouté ! Voilà pourquoi ce malheur nous est arrivé! Voici que son sang nous est redemandé. »
Ainsi l’épreuve n’a pas été vaine. Ils se souviennent enfin. Cela a été dur, mais c’est fait, la repentance est déclenchée. Il a suffi de trois jours de prison pour rafraîchir la mémoire de ces hommes. (Et à nous, combien en faudra-t-il, hélas ? Mon Dieu, faudra-t-il trois ans de guerre pour que nous nous rappelions ce que nous avons fait de ton fils bien-aimé, et que tu puisses de nouveau nous montrer le visage de ta miséricorde ?)
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Un aspect de l’amour de Dieu
En voyant la détresse de ses frères, Joseph «s’éloigna d’eux pour pleurer». Bien plus qu’à ses frères, Joseph doit se faire violence à lui-même pour se montrer impitoyable et ne pas se faire reconnaître. C’est pour lui-même une épreuve qu’on ne saurait imaginer : être obligé de paraître méchant, de paraître injuste, pour obliger ses frères à se repentir, à reconnaître leur méchanceté et leur injustice. (N’est-ce pas là ce à quoi Dieu est sans cesse obligé à notre égard, n’est-ce pas là tout le mystère de la souffrance qui se prolonge et de Dieu qui nous «cache sa face dans le déchaînement de sa colère » ?) Joseph s’éloigna d’eux pour pleurer. «Ce n’est pas volontiers que le Seigneur afflige les enfants des hommes », dit Jérémie (Lamentations 3. 33).
Oh ! non, ce n’est pas volontiers que Joseph emprisonne ses frères. (Dieu souffre plus encore que nous de l’épreuve qu’il nous envoie.) Il ne voudrait qu’une chose, pouvoir leur pardonner, pouvoir tourner sa face vers eux, la face de sa miséricorde, les embrasser tous et pleurer de joie. Mais il ne le peut pas encore. Non, il ne le peut pas tant que les hommes ne se souviennent pas, tant qu’ils vivent à la surface de leur vie, tant qu’ils dorment du sommeil «des braves gens».
Si Joseph se révélait trop vite et montrait trop tôt sa miséricorde, ses frères ne la comprendraient pas, et ce serait pis que tout, car la miséricorde, c’est le dernier mot de Dieu. Si elle est gaspillée, si elle n’est pas comprise dans toute son étendue, il n’y a plus d’espoir. C’est ainsi que, comme la bonté de Dieu à notre égard, la bonté de Joseph est prisonnière de l’inconscience de ses frères et qu’elle ne peut pas se révéler encore, bien qu’au travers de l’épreuve cette révélation s’achemine, et que toute cette dureté de Joseph ne soit là que pour donner toute sa mesure à sa douceur. Rien ne peut nous faire mieux comprendre le rapport entre la colère de Dieu et sa grâce, entre Vendredi-Saint et Pâques. Dieu est tout amour. Dieu ne veut que pardonner. Toute sa grâce nous est promise. Il attend seulement que nous puissions la reconnaître, que nous laissions notre propre justice : «Jusques à quand seront-ils incapables de recevoir leur pardon ?» – demande Osée (8. 5). – Jusques à quand diront-ils : «nous sommes de braves gens» ? Jusques à quand ignoreront-ils la grande révolte que je veux leur pardonner? »
Ainsi la colère de Dieu, comme celle de Joseph, est au service de son amour. Elle ne fait que préparer le chemin de sa grâce. La nuit de Vendredi-Saint ne fait que préparer le jour de Pâques. Toute notre détresse n’est qu’une préparation dure et longue du grand jour de la manifestation de la puissance et de la bonté de Dieu.
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Une dernière étape
Mais la préparation n’est pas terminée. Ce n’est pas encore assez. Les frères de Joseph ne sont pas encore prêts à recevoir toute la miséricorde du Seigneur. Ils se sont souvenus de leur crime. Ils se sont souvenus de cette journée de Vendredi-Saint qui dormait au fond de leur mémoire. Mais il faut que ce souvenir les travaille davantage. Ils ne sont pas descendus au fond de leur détresse. Ils n’ont pas mesuré toute l’étendue de leur envie, de leur amour-propre, de leur inconscience. C’est pourquoi Joseph ne se révèle pas encore à eux. Il ne leur montre pas ses larmes, mais il continue à dissimuler; il continue à ne pas exister pour ses frères. Il reste encore un peu de temps, ce que ses frères ont voulu faire de lui.
Il faut que ces hommes, qui ont supprimé leur Seigneur et leur frère, aient ce qu’ils ont voulu et qu’ils en goûtent l’amertume. Alors Dieu fait le mort. Il fait le mort que nous avons fait de Lui. C’est là tout notre malheur. Et c’est plus amer qu’on ne peut le dire. Il laisse aller les choses comme s’il n’existait pas, comme s’il ne nous aimait pas, puisque nous n’avons pas voulu qu’il existe parmi nous, et pour que nous voyions bien comme il fait bon là où il n’existe pas. « Voici l’homme aux songes qui arrive! Venez, tuons-le et jetons-le dans une citerne »… «Crucifie! ôte-le! ôte-le!» La graine a porté son fruit. Nous vivons dans le monde dont le Seigneur a été ôté, et Dieu reste pour quelque temps encore celui que nous avons ôté. C’est là notre châtiment. Qui donc oserait s’en plaindre ? N’est-ce pas ce que nous avons voulu ? Faire nos petites affaires sans lui. Eh bien! les choses iront encore un certain temps sans lui, du moins sans que nous sachions qui il est.
Les frères de Joseph remontent donc vers Israël en Canaan avec des vivres et la vie reprend son cours. C’est comme une trêve, une nouvelle période de paix pour réfléchir. Mais comme la famine continue, il faut redescendre en Egypte avec Benjamin, cette fois, et affronter à nouveau l’effrayant gouverneur.
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Le vrai fruit de la repentance
Cette fois l’épreuve sera plus dure encore, et l’injustice de Joseph plus manifeste, et plus grande la violence qu’il devra se faire. De nouveau, il devra dissimuler ses larmes. (Nous ne savons pas ce qu’il en coûte à Dieu de rester dur avec nous.) Enfin, après avoir fait disparaître les traces de son émotion, Joseph fait cacher sa coupe dans le sac de Benjamin, puis il l’inculpe de vol, et le retient comme esclave. C’est la dernière démarche de sa colère. C’est aussi le dernier pas pour ses frères dans la repentance. Joseph est encore mort pour eux, mais sa mort va porter son fruit, elle va ôter vraiment leur péché, elle va tout réparer dans leur coeur. Car voici que Juda s’approche, celui-là même qui avait proposé de vendre Joseph aux Arabes, et qu’il dit: « Maintenant donc, je te prie, que moi, ton serviteur, je puisse rester l’esclave de mon seigneur à la place du jeune homme, et que ce dernier puisse remonter avec ses frères. Comment, en effet, pourrais-je retourner chez mon père, si l’enfant n’est pas avec moi ? Non, je ne saurais voir la douleur dont mon père serait accablé. »
Que la voie du Seigneur est donc merveilleuse!
Comme sa mort a tout accompli! Comme elle a porté en nous le dernier fruit d’une vraie repentance ! Cet homme qui avait livré son frère et déchiré le coeur de son père, non seulement voit tout le mal qu’il a fait et toute la douleur qu’il a causée, mais il est prêt à se livrer lui-même à la place de Benjamin. Vous voyez que la dernière étape est franchie. Où sont la jalousie, la convoitise, l’amour-propre qui dévoraient le coeur de ces hommes ? L’épreuve que Joseph leur a imposée a tout balayé. Les enfants d’Israël touchent le fond de la détresse humaine devant ce seigneur qu’ils ne reconnaissent pas encore. Où est le temps où ils disaient: «Nous sommes de braves gens ?»
Ce temps-là n’est-il pas révolu, enterré dans la citerne où ils ont jeté leur frère autrefois, enseveli dans le tombeau de Joseph d’Arimathée ? Leur honnêteté, leur bonne conscience, comme aussi leur méchanceté, c’est cela qui est devenu de la vieille histoire. Enfin, les voilà prêts à recevoir leur pardon. Leur coeur est brisé. Leur coeur est changé. Ils sont à bout. Tout est accompli. L’heure de la Révélation approche.
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Le dénouement
Car Joseph lui aussi est à bout. Il ne peut plus se contenir. Dans le même temps où ses frères touchent le fond de la repentance, il touche, lui, le fond de sa dureté. Il est libre, libre enfin de se faire connaître, libre de déployer à jamais sa miséricorde : « Je t’ai caché ma face un moment dans le déchaînement de ma colère, mais dans ma miséricorde éternelle j’ai eu compassion de toi » (Esaïe 55). L’heure de Pâques approche. L’heure incomparable de la reconnaissance, où celui que nous avions livré apparaît comme le Dieu vivant, le Dieu d’amour, le Vainqueur éternel. Elle approche, cette heure, au moment le plus désespéré, le plus noir, dans une situation sans issue, alors qu’il semble bien qu’à tout jamais notre péché est sur nous et que notre Seigneur est bien mort. L’heure approche, que toutes les créatures attendent sans le savoir, et dont toutes les armées célestes se réjouissent, où Dieu tournera sa face vers nous, et se fera reconnaître et remplira tout de sa miséricorde.
«Joseph s’écrie: «Faites sortir tout le monde! Il ne resta donc personne avec lui quand il se fit reconnaître à ses frères. »
La rencontre avec le Dieu vivant est secrète. Le Ressuscité ne se montre pas en public, mais à ses frères seulement. Il est là, devant ces hommes effondrés. Ce sont les dernières minutes de l’ancien monde, du grand cauchemar, les derniers instants de la mort du Seigneur, du grand silence et de la servitude d’Egypte; c’est la nuit de la Pâque la dernière heure avant que la pierre soit roulée. Les hommes ne se doutent de rien, ne s’attendent à rien. Comment ses frères devineraient-ils qu’ils sont devant Joseph ? Comment les apôtres songeraient-ils que tout n’est pas fini ? Comment pourrions-nous imaginer qu’il y aura jamais autre chose sur la terre que l’envie, le désespoir et la mort ? Rien ne précède le jour dans cette nuit totale. Mais tout à coup, le jour est là. Tout à coup, l’heure est venue et toutes les cloches de l’éternité retentissent pour annoncer l’éternelle Pâque, la Révélation du Dieu vivant, cette Parole qui vient d’être dite et qui change tout, absolument tout d’un instant à l’autre: «Je suis Joseph!»
Celui que nous avons mis à mort est le vainqueur de la mort, le Tout-Puissant. Nous avons vu le Seigneur ! Le Seigneur est vraiment ressuscité. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Consternation et joie. Pleurs de joie, parce que c’est Pâques, parce que Dieu nous a montré son vrai visage et que nous l’avons reconnu; parce qu’il n’est que bonté et amour, et que tout ce qu’Il fait dans sa colère n’est que pour nous permettre de comprendre toute cette bonté et tout cet amour. Amen.
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PRIERE
Mon Dieu, jusques à quand les hommes diront-ils «Nous sommes de braves gens, nous n’avons fait de mal à personne, nous n’avons pas fait de mal à Jésus-Christ, ni fait souffrir notre Père ?» Seigneur, jusques à quand leur bonne conscience t’empêchera-t-elle de tourner vers eux la face de ta miséricorde ? Jusques à quand serons-nous incapables de recevoir notre pardon et de te reconnaître ? Jusques à quand t’obligerons-nous à faire comme si tu étais un étranger pour nous ?
0 Jésus-Christ, notre Frère, Toi qui règnes au-dessus de toute souveraineté et de tout nom qui puisse être nommé, fais qu’en attendant le jour où tu ne pourras plus te contenir et où tu paraîtras dans la gloire, ta mort nous garde dans l’humilité et dans l’espérance de ta grâce, et que l’épreuve du temps présent (la misère, la prison, la guerre et l’exil) serve à mieux ensevelir notre coeur rancunier, notre vie perdue, dans la citerne où nous t’avons jeté. Qu’il n’y ait plus en nous que cette compassion que nous attendons de Toi. Amen.
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D’après : http://www.regard.eu.org/Livres.2/Ton.Dieu.regne/14.php